Repas de noces à Yport
(1886)


La toile (de deux mètres quarante-cinq sur trois mètres cinquante-cinq !) d’Albert Fourié qui porte ce titre est chère au cœur des Rouennais, et plus largement, des Normands. La première fois que je la vis au Musée des Beaux-Arts de Rouen, je ressentis un choc.
Plus tard j’y fis une allusion dans Mémoires de bois, une nouvelle (voir à cette rubrique) puis, pour la revue Rouen-Lecture, je lui consacrais totalement un court texte :

Impression de visiteuse

La première sensation devant cette toile - immense – est un éblouissement, comme si notre regard devait affronter le soleil d’été au travers d’un feuillage frémissant. Nous nous asseyons, stupéfaits, décidés à passer en revue chaque élément de cette tablée bucolique : paysages, personnages, nourriture. Nous nous disons que cette scène, qui semble peinte sur le vif a quelque chose d’un instantané photographique. Si ce n’est qu’à la place du peintre, nous n’aurions su cadrer tous les visages. Nous aurions obtenu des têtes se chevauchant, ou des personnes couchées dans leurs assiettes pour figurer sur l’image, nous aurions été catastrophés de découvrir, au développement, des plongées désastreuses sur des crânes ; et la table, avec des miettes, des taches, de la vaisselle sale nous aurait légèrement soulevé le cœur ; alors que là , devant cette volaille, cette tarte, ces carafes emplies de cidre et de calvados, nous salivons. Nous soupçonnons le peintre d’avoir mis en scène ce repas de noces et non pas d’avoir seulement planté son chevalet au bout de la table. Nous détaillons mieux, l’œil soudain détective. Et une évidence s’impose : où est le marié ? Logiquement, ce devrait être le voisin de l’épousée, celui qui trinque avec elle. Mais n’est-il pas trop vieux, trop débraillé pour le rôle ? n’est-ce pas plutôt l’homme qui fait face à la mariée, jeune, impeccable, une fleur et un ruban à la boutonnière ? De ce soupçon naissent deux hypothèses : ou ces noceux n’ont pas respecté les conventions, ou le peintre a déplacé les convives. Mais l’artiste, selon la théorie chère à Flaubert, doit être absent de l’œuvre. Or, ici, même s’il ne s’est pas portraituré, Albert Fourié est présent puisqu’un convive le regarde (comme les rois d’Espagne regardaient Vélasquez dans la célèbre toile des Ménines). Par ce regard, le peintre, entrant dans le tableau, devient un des convives. Où était sa place avant qu’il ne quitte son assiette pour ses pinceaux ? la contemplation tourne au jeu des erreurs : pourquoi la tarte en même temps que le poulet ? Une fleur rouge dans le bouquet ordinairement blanc de la mariée ? Nous avons envie d’entrer dans le tableau, de nous asseoir à cette table pour comprendre tout ce qui a précédé le moment de la pose. Mais il n’y a pas de siège libre. Faudra-t-il devenir l’un des personnages ? Ce serait un si joli jeu de raconter cette noce en habitant successivement chaque convive. Allez, je commence : on dirait que je serais…

Novembre 1995

Terminant ces lignes par une proposition de jeu de rôles, je ne tardais pas à m’attribuer celui de la mariée, dans une nouvelle plus longue :

Le temps des cerises

Nous y sommes : le moment que je redoutais est arrivé. Papa s’est levé de sa chaise pour trinquer avec moi, la mariée ; il s’essuie la moustache, il va chanter le temps des cerises. Toute la noce ovationnera ; tante Aglaé dira, secouant son bonnet tuyauté :
- Est bin vrai qu’ t’aurais pu faire l’artiste à Rouen, Casimir, si t’étais resté parmi nous.
Un petit silence suivra, pour respecter l’autorité de la maîtresse de maison ; les yeux de papa seront brillants, et ma belle-mère, drapée dans son beau châle rouge, ajoutera :
- Sauf le respect que j’vous dois, Casimir, est certain qu’vous êtes un brin cabot !
Nous demeurerons silencieux sous les rires, papa et moi.
Mon cousin Raoul, qui arbore fleur et ruban à la boutonnière comme s’il était le marié, essaiera de jeter le trouble :
- Te v’là vin sérieuse, Victorine, au plus beau jour d’ta vie…
Je répondrai que je suis trop serrée dans mon corset, ou que je garde la pose pour mon mari. Ils n’oseront plus bouger, sauf les garçons de ferme, au bout de la table, dont l’un, pris de boisson, deviendra familier avec papa :
- Pleurez point not’ maître, vous la r’verrez m’ame Victorine.
Et l’autre renchérira :
- R’gardez donc comme m’sieu Albert croque la mariée !
Berthe, l’enfant blonde d’Angèle, en profitera pour se tortiller sur sa chaise :
- Dis, tonton, maint’nant qu’j’ai fini mon assiette, j’peux aller jouer ?

…Papa, mon p’tit papa, assieds-toi, n’y pense plus. Il fait si beau dans notre prairie. Nous ne sentons même pas le vent de la mer, protégés par la grande bâche que tu as fait tendre entre les branches des pommiers. C’est comme un rideau de scène derrière toi. Un rideau au parfum de paille et de marée. C’est l’odeur de la vie, papa, épandue partout ici. Le cidre et le calvados ambrés, le poulet rôti dont la peau croustillante a éclaté, la tarte aux pommes rissolées, mon bouquet de roses, la jatte de crème fraîche, je n’ai pas assez de mes deux narines pour respirer tant de bonheur. Jusqu’à ta sueur, qui est un parfum heureux aujourd’hui, tu transpires le sucre et la chaleur de la fête, je ne suis plus dérangée par cette acidité de la peur que tu exhalais autrefois…

Albert a prié Berthe d’attendre encore quelques minutes, et Louis constate :
- C’est comme avec l’ photographe ambulant, faut pas plus r’muer qu’un mort.
- C’est vrai qu’ les morts n’ sont jamais flous sur les photographies, renchérit mon beau-père qui a gardé son chapeau neuf.
Et ma belle-sœur l’institutrice, sévère dans sa robe grise, insiste :
- Au contraire des jeunes enfants, qui ne savent pas demeurer immobiles.
Alors, tante Aglaé, qui a fait patienter le dernier-né d’Angèle sur ses genoux, s’insurge :
- L’est pas sage, ce p’tit gars-là ?
Tout le monde s’extasie sur le poupon tétant un morceau de brioche. Papa continue de se taire. Il s’est rassis quand Louis a
parlé. Il s’essuie l’œil avec une serviette brodée, et s’excuse :
- J’ai un bibet qui m’est entré sous la paupière.
Personne n’est dupe, mais ils font tous semblant de ne pas savoir. Ou, peut-être, ils ne savent pas vraiment. Chacun est seul dans son histoire, même si les jours de noces les familles assemblées ne paraissent former qu’un corps unique s’ébrouant dans la joie…
La mélancolie me vient ; j’ai bu trop de cidre.
- Raoul, s’il te plaît, prends ton accordéon, j’ai des fourmis dans les jambes.

Sur ma prière, la belle composition d’Albert s’est défaite : Raoul et Berthe sont allés chercher l’instrument de musique, ma vieille nounou, que nous n’avions guère entendue est retournée à la cuisine préparer le café, je l’entends moudre les grains ; mon beau-père a ôté son chapeau, ma belle-mère laissé glisser son châle ; chacun s’est étiré, détendu. Il y a eu une rumeur de chaises repoussées, de vaisselle rassemblée.
Albert a rangé sa feuille de papier dans son carton à dessin, refusant de montrer l’œuvre malgré les supplications de sa sœur, et il est aussi rentré dans la maison, pour enfermer le carton dans notre chambre. Je ne l’ai pas accompagné, mais je suis certaine qu’il aura hésité avant de le poser, lui cherchant une place symbolique dans la pièce où, ce soir, pour la première fois, nous dormirons ensemble. C’est dans ces minutes d’hésitation, de soin maniaque, de doute, que je l’aime le plus, quand le cheminement de sa pensée affleure dans son regard.
Au moment où il reparaît et place ses mains sur mes épaules, je demande à voix basse, sûre de la réponse :
- Tu l’as mis sur la fauteuil, à côté du voile que j’ai ôté pour déjeuner ?
Il souffle oui, et m’embrasse tendrement la joue.
Raoul aussi est revenu, portant l’accordéon dont il est si fier. Il joue une valse lente. Je me lève. Albert m’ouvre les bras. Nous dansons. Les autres aussi, je crois. Mais je ne suis pas certaine, j’ai fermé les yeux. Je suis étourdie. Berthe reparaît, de la paille dans les cheveux, sa jolie robe froissée, et elle crie :
- J’ai trouvé les p’tits chats, i’ sont dans l’ foin !
Angèle gronde :
- Te v’là propre, ma fille !
Aglaé, toujours pragmatique, déclare :
- Falloir m’ noyer ça sans attend’
Et, se tournant vers le fils de nounou, son voisin, elle demande :
- Tu veux pas t’ faire montrer la cachette, Gustave, et t’ charger d’ la besogne ?
Gustave se lève, mais papa intervient :
- Nous ne noierons pas les petits de la chatte le jour où je marie ma fille.
- Alors nous les noierons demain, reprend Aglaé, péremptoire.
- Non, insiste mon père.
Il a haussé le ton, parlé en maître.
Aglaé, vexée de voir contester ses ordres, prend l’assemblée à témoin :
-V’ là qu’ ça le r’prend, c’te maudite sensiblerie, m’ fera pourtant pas croire qu’il n’en a pas mangé, du chat, pensant le siège ?

… Papa, mon p’tit papa, ne réponds pas.
Laisse-les croire au chat, qui a le goût du lapin, n’évoque ni le rat, ni les viandes du zoo. Ne parle pas du pain mêlé de paille et de terre. Ils sont parfois jaloux de notre misère ancienne et du silence que nous avons posé sur elle, comme un linceul.
Nous ne noierons pas les chatons, pas plus que nous n’avons conduit notre vieille jument à l’abattoir quand elle s’est mise à boiter.
Essaie d’oublier les corps gonflés, flottant sur la Seine, et les ruisseaux de sang
Viens danser avec moi, je suis persuadée que tu connais encore le pas de la polka, malgré tout ce temps…

Le marmot a vomi sa brioche sur Aglaé, et Angèle a repris l’enfant, qui pleurait. Elle l’a couché dans la maison aux volets clos sur la chaleur de l’après-midi. Nous l’entendions chanter une berceuse, tandis que nounou s’évertuait à nettoyer la robe tachée de sa maîtresse. Il reste une auréole sur la soie, Aglaé tente de se faire plaindre :
- Un vêt’ment de c’ prix, que j’étais allée ach’ter à Rouen, dans la boutique où Victorine avait choisi sa t’nue d’ mariée…
Ma belle-mère essaie une diversion :
- A propos Aglaé – j’peux vous app’lez Aglaé maint’nant qu’ vous v’là la tante de mon gars ? – pourquoi vous avez pas pris une ombrelle à not’ Victorine ? L’aurait pas été d’ trop sous c’ soleil, r’gardez comme elle est rouge…
Je me défends aussi vite que je peux, plantée entre mon père et la mère d’Albert :
- N’accusez pas le soleil, belle-maman, c’est l’cidre et la danse qui m’ont donné des couleurs.
Aglaé, se sentant une nouvelle fois contestée, s’irrite franchement :
- C’est Victorine qu’a pas voulu d’ombrelle, l’est aussi têtue qu’ son père quand il a dit non au photographe.
Albert se départit de sa réserve, espérant concilier tout le monde :
- Vous aurez tout de même votre portrait, Aglaé, puisque je vais peindre une grande toile dans mon atelier, d’après l’ébauche que je viens de faire.
Aglaé mollit, sans se rendre complètement :
- Ce s’ra-t-i r’semblant, au moins ?
Ma belle-mère, piquée à la place de son fils, répond vertement :
- Douteriez-vous du talent d’Albert ?
Et elle ajoute, plus sucrée :
- M’sieu Maupassant, qu’est not’ voisin d’villégiature à Etretat, lui a fait compliment d’ son coup d’ pinceau.
Aglaé, plus sensible aux mœurs qu’aux arts, se scandalise :
- On n’en dit pas qu’ du bien d’ vot’ voisin.
Papa, qui a suivi la joute sans broncher, encore essoufflé par la polka, tape du poing sur la table, pour imposer la paix :
- Assez caqueté, mesdames ! Si Victorine n’a pas voulu d’ombrelle et que moi j’ai r’fusé l’photographe, c’est qu’on avait nos raisons…

Papa, mon p’tit papa, ne nous justifie pas.
Ils ne te croiront pas si tu évoques les coups d’ombrelles dont les belles versaillaises essayaient de crever les yeux des prisonnières ; ils douteront qu’un photographe ait fait aligner les corps fusillés dans des cercueils, pour une mise en scène macabre destinée à l’enrichir. Ils pâliront tous, si tu parles, et le silence qui suivra tes révélations sera bien pire que la querelle anodine de ma tante et de ma belle-mère.
Aglaé ressemble au dindon de notre basse-cour et la mère d’Albert au grand jar vindicatif, essaie d’en rire, mon papa, tu étais si gai quand j’étais enfant et que tu m’emmenais voir Guignol aux jardins du Luxembourg…
Nous ne savons plus à quoi ressemblent ces jardins, à présent. On dit qu’ils recouvrent les cadavres de nos compagnons d’armes, comme les parterres de la tour saint Jacques, où furent enfouis pêle-mêle les morts et les agonisants fusillés près du Châtelet.

Ma main posée sur celle de mon père a porté mon message silencieux. Il s’est tu. Ma tante et ma belle-mère présentaient d’ailleurs front uni contre lui, à cause du verbe caqueter, qui les avait froissées.
Aglaé proposait :
- Encore un peu d’café, Antoinette – j’peux vous app’ler Antoinette, maint’nant qu’ vous v’là la nouvelle mère de ma nièce ? – encore un peu d’ café, Antoinette, j’ vois bin qu’ vous r’froidissez, vous avez r’mis vot’ châle.
Mon beau-père entérinait :
- C’est la fraîche qui vient avec la marée ; j’irais bien faire un tour sur la grève, vous m’accompagnez, les tourtereaux ?
Berthe ne nous laisse pas le temps de répondre, elle bat des mains :
- Oh oui, oh oui, j’ ramass’rai des galets et pis des coquillages pour mon école…

Ils sont descendus vers la mer, en groupe bavard.
Je suis restée, prétextant une migraine, un repos nécessaire avant le dîner. La table est demeurée vide au milieu de la prairie, sa grande nappe agitée par le vent du soir. Un parfum de lait a flotté, venu de l’étable où les garçons de ferme trayaient nos vaches.
Immobile dans le cadre de la fenêtre, je contemplais le changement de couleurs. La nappe devenait orange, bleue, violette ; mais la rose rouge persistait à être rouge, au centre de mon bouquet blanc.
Papa a surgi dans mon dos, tenant une corbeille à pain où il venait me présenter la portée de chats.
J’ai caressé les boules soyeuses qui réclamaient leur mère, et papa a regardé par la fenêtre, disant :
- Est bien étonnant qu’on nous ait pas aussi attaqués sur ton bouquet, Victorine !
Nous avons ri. C’était la première fois depuis le matin.
Nous sommes retournés dans la prairie. Papa a séparé le rose rouge des roses blanches, il l’a piquée dans sa boutonnière, ordonnant :
- Faudra jamais oublier la Commune, Victorine.
J’ai répondu :
- Jamais papa.
Il a ajouté :
- Ni ta mère qu’est morte sur la barricade de la place Blanche, tu t’en souviens encore de ta mère, même si tu étais bien petite ?

Oui, papa, je m’en souviens. De son rire, de sa peau. Des boucles de ses cheveux. Et de cette grande joie qui vous portait tous, malgré la faim et les obus de monsieur Thiers.
Je me souviens très bien de la dernière fête, papa, celle qui fut donnée aux Tuileries, pour les veuves et les orphelins de la Garde, avant la semaine sanglante. C’était féerique d’être dans ce palais interdit au peuple, où nous avions posé nos guenilles sur les délicates chaises dorées de l’Empire. Et maman, nonobstant ses convictions, se sentait comme une rine quand tu parus devant le rideau de la scène.
Je me souviens du frisson qui la saisit, et de cet éclair de fierté dans ses yeux quand tu commenças de chanter le temps des cerises.
Papa, s’il te plaît, pour moi seule, encore une fois…

Novembre 1995

Dans ces deux premiers textes consacrés à ce tableau, j’ai fait référence à la photographie. J’ignorais alors qu’une photographie du peintre devant son tableau achevé existait. La voici, aimablement communiquée par M. Francis Barjot, arrière-petit-fils du peintre.

J’avais relevé, dans le premier texte, ce qui me paraissait quelques énigmes (places des invités, rose rouge, etc), que, dans ma nouvelle, je choisis d’expliquer par ce souvenir de la Commune. C’était pour moi un souvenir très prégnant car j’avais appris ce pan de notre Histoire, assez souvent occulté par les manuels scolaires, dès l’école primaire. J’entends encore aujourd’hui cette institutrice évoquer le geste des versaillaises enfonçant la pointe de leurs ombrelles dans les yeux des prisonniers de la Commune. Mais je demeure persuadée que, nous révélant ça, l’institutrice avait dû s’écarter du programme ! Plus tard, j’ai évidemment cherché à en savoir plus sur cette période, j’ai lu (entre autres) Louise Michel, que j’évoque ailleurs : Le Réveil bleu, dans la rubrique Maupassant. Dans ce Temps des cerises, je fais déjà une allusion à Maupassant, car l’occasion était trop belle : proximité de dates, proximité de lieu : Yport est en effet proche d’Etretat, où il vécut.
Quant à Albert Fourié, né et mort à Paris, et qui avait abandonné une carrière de sculpteur après sa première exposition (1877), pour se consacrer exclusivement à la peinture, il vécut également à Yport. Sa villa Les Charmilles avait été construite par Jules Diéterle (également peintre) en face le curieux manoir de Jean-Paul Laurens (qui fut encore récemment habité par un autre peintre : Jef Friboulet). Ces Charmilles présentent une curiosité : une large baie de la dépendance qui fut l’atelier du peintre est orientée à l’est, ce qui permettait à Albert Fourié de jouir de la lumière matinale dans son atelier. C’est donc dans cet atelier que serait né Repas de noces à Yport. Mais est-ce dans le jardin que posèrent les convives de la grande tablée ?
Auteur et web-master sont partis, en ce beau printemps 2007, mener l’enquête à Yport. La première piste leur semblait l’office de tourisme. Nous y entrâmes avec assurance, certains d’y trouver le premier des renseignements souhaités : où était cette maison ayant appartenu à Albert Fourié ? Stupeur : non seulement l’employée ignorait où pouvait être cette maison (dont nous avions, à sa décharge, momentanément oublié le nom), mais elle ne connaissait pas même le peintre. Elle essaya de joindre par téléphone quelques personnes plus savantes qu’elle, elle pianota également en vain sur son ordinateur avant de s’avouer finalement vaincue. Nous ressortîmes stupéfaits et, selon nos tempéraments dissemblables, tacitement choqué, et visiblement furieuse, mais bien décidés à arpenter ce petit village jusqu’à trouver la maison souhaitée. Quand je vis une petite pancarte indiquant Les charmilles, sur une barrière largement ouverte, la mémoire me revint : ce devait être là ! Tentation de franchir la barrière, pour monter l’allée jusqu’à la maison. Allais-je y céder, malgré mon respect de la propriété privée et ma … peur de chiens ? Aucun canidé de garde n’étant ni visible ni audible, je m’avançais, espérant que mon compagnon d’équipée saurait me défendre en cas d’attaque surprise d’un fauve. J’avais aperçu deux hommes penchés sur des travaux de débroussaillage près de la maison. Je me présentais, avec demande d’excuse préalable pour mon intrusion, à celui qui me semblait le maître et j’exposais ma requête. Ce charmant monsieur fut si ravi de ma curiosité pour le passé de sa maison (qui fut bien celle d’Albert Fourié) qu’il nous permit de la photographier, et nous convia même à y entrer. Nous étions grandement consolés de notre échec à l’office du tourisme, et nous tenons à encore remercier, ici, ce monsieur, d’une essence qui n’existe plus guère hélas.

la maison où vécut Albert Fourié

l'atelier du peintre vitré vers l'est, à droite le curieux manoir de Jean Paul Laurens


Quant à la prairie du Repas de noces à Yport, nous n’avons rien trouvé qui lui ressemblât dans ce village escarpé. Sans doute se trouvait-elle dans la ferme d’un hameau ou d’un lieu-dit perché sur les falaises. La réponse nous vint de M. Francis Barjot, arrière-petit-fils du peintre, qui, ayant relu une lettre de sa grand-mère, eut l’amabilité de nous préciser qu’il s’agissait de la ferme Pathé, située à Criquebeuf, dont nous promettons quelques photos si elle existe toujours. En attendant, voici quelques vues d’Yport, et, plus précieux, une photo familiale d’Albert Fourié, dans son jardin de des Pointes Longues à Agay, en 1920, en compagnie de son épouse Hélène (petite-fille d’Alexandre Colin, fille de Paul Colin et de Sara Devéria, fille du célèbre dessinateur, peintres l’un et l’autre, qui laissèrent leur nom à la sente bucolique d’Yport, montant entre les maisons de toute cette colonie de peintres). L’enfant est leur petite-fille, mère de M. Francis Barjot, qui m’a communiqué cette photo, ainsi que celle du tableau où son arrière grand-mère pose dans le jardin des Charmilles.



Portrait de Madame Fourié


Villa de Paul-Alfred Colin à Yport, juste au dessus de la maison de Jean Paul Laurens

Albert Fourié fut également l’illustrateur de Madame Bovary, composant, pour ce roman de Flaubert, douze œuvres qui furent gravées à l’eau-forte par E. Abot et D. Mordant. On peut voir encore aujourd’hui une de ces gravures (La mort d’Emma) au pavillon de Croisset, dont on a fait un petit musée, et, ci-dessous, la toile originelle (photo F. Barjot)

Ce pavillon est tout ce qu’il reste de la grande propriété où vécut Flaubert, et où Georges Sand (entre autres) lui rendit visite. J’ai raconté cela dans l’avant-dernier texte de Seine en scènes.
Pour en terminer d’Albert Fourié, une anecdote : un de ses pastels (Nu au bord d’un bassin) était en vente, fin 2006, au Crédit municipal de Toulouse ; et un portrait de lui-même, également confié par M. Francis Barjot

Evoquer Maupassant, l’écrivain d’Etretat, dès 1995 fut pour moi prémonitoire puisqu’en 1997, un enseignant (Jean-Pierre Fournier) et une documentaliste (Ginette Poullet) me proposèrent d’animer les ateliers d’écriture (voir également cette rubrique) d’une classe Maupassant (voir aussi à ce nom) à la ferme de l’Archelle. Je pus donc proposer à des élèves de continuer ce jeu avec nous, devant une grande affiche du tableau : alors, on dirait que je serais

Humeur

Franchement, ça r’semble à rien c’t’ affaire-là : faire comme si qu’on était une noce, j’vous d’mande un peu ? Ils ont de ces idées, tous ces barbouilleurs venus de la ville. Enfin celui-ci, l’Albert Fourrié, i’ paie, c’est toujours ça de gagné. Gagné à rien faire : toute la maisonnée et nos voisins posent. Faut qu’ personne bouge, même s’ils ont des crampes, même si le soleil, en tournant, va leur cuire la carafe, même si les mouches et les guêpes attaqueront la nourriture. En fait, aujourd’hui, j’ suis la seule à avoir travaillé, moi, la cuisinière.
J’ai cuit le poulet, la tarte, j’ai battu la crème fraîche dans la jatte. J’ai tiré l’ cid’ au fût, sorti les bouteilles de calva. J’ai mis la table, avec la grande nappe blanche du trousseau de Madame, comme si c’était une vraie noce. Et le peintre était derrière moi, à m’asticoter comme si j’ connaissais pas mon métier. J’avais tout bien posé, les assiettes au bord de la nappe, avec les couteaux à droite, les fourchettes à gauche. Mais i’ n’ voulait pas d’ ma belle ordonnance, ça manque de vie, qu’il disait, faut un brin de désordre. C’ cochon-là m’a tout dérangé. Y a même plus l’ compte d’assiettes et d’ chaises. Et pi, j’y ai dit, pour la place des convives, que c’était pas ça non plus : le marié, enfin celui qui tient le rôle et qu’est en fait le frère de Madame, celui qui tient l’ rôle, il l’a mis en face de la mariée. La mariée qu’est pas du jour puisque la vraie noce c’était il y a trois ans , avant la naissance du poupon qu’est posé sur les genoux de m’ame Tardif, not’ voisine. Sûr qu’il va pas s’ tenir coi des heures, c’ mignon-là. Il va gigoter, vouloir manger, et p’têt pisser sur la robe des cérémonies que m’ame Tardif a r’sortie d’ son armoire. Elle f’ra vilain. Pour l’ moment, tout l’ monde est gaillard, c’est que l’ début d’ la pose, ça va pas durer. Nous, à la campagne, ordinairement, on tient pas en place, y a toujours à faire. C’est bon pour les gens d’ la ville et l’engeance d’artistes d’ rester immobiles. Celui-là, le barbouilleur qui m’a démonté ma tablée, il est ‘core fréquentable : il peint des choses qu’on r’connaît, mais y’en a d’autres, c’est pitié d’ leur voir gâcher leurs toiles et leurs tubes de couleurs parce que que ça r’semble pus à rien, leurs paysages. La mer, le ciel et les falaises, tout est confusioné. Et si on fait des remarques, comme ça m’est arrivé en r’venant d’acheter mon poisson, ils nous r’gardent de haut, comme si on comprenait rien. J’sais pourtant mieux qu’eux à quoi elle r’semble, la côte, depuis soixante ans que j’ la fréquente.
Enfin, pour en rev’nir à l’Albert Fourié, i’ m’ a si bien élugée c’ matin à m’ tourniquer autour, que j’ai r’fusé d’ poser avec les autres. J’ai dit que j’avais du boulot, du vrai. Mai l’ vrai de vrai c’est que j’ crois qu’ ça porte malheur d’ faire semblant. Sans compter le ridicule. Madame rentrait pus dans sa robe de mariée, elle a pas pu la fermer, elle a l’ dos à l’air. Paraît qu’ ça verra pas sus l’tableau. C’ qui s’ verra, en tout cas, c’est l’erreur du bouquet, avec sa fleur rouge. Il me faut une tache de couleur plus soutenue dans ce blanc, qu’il disait, le Fourié. Alors moi, j’y ai répondu qu’i faudrait aussi des taches de sauce et d’ cid sur la nappe, pour faire plus vrai.

Mars 1997

Dans ce texte j’avais tranché : cette noce n’avait pas été une vraie noce, mais une mise en scène organisée par le peintre.
En 1998, je quittais la cuisine, hors-champ, pour revenir dans le tableau, m’incarnant dans la petite fille blonde, pas très sûre de son orthographe (l’orthographe sur lequel les élèves avaient souvent besoin d’être rassurés. Quel soulagement d’apprendre qu’en ateliers l’essentiel serait d’avancer les histoires, de les terminer, et que le ménage des textes viendrait plus tard, que les fautes, donc, ne compteraient pas. Mieux : que l’exercice ne serait pas noté !)

Le Phararon et la typothèque

C’que c’est long d’ manger aujourd’hui… J’ai pus faim. J’ai des fourmis dans les gambettes. Mais j’ai pas l’ droit d’ quitter la tab’ pasque c’est l’ mariage de ma grande sœur Eglantine. Elle est bin belle dans sa robe blanche et ses fleurs d’oranger. Mais elle épouse un vieux, moi je trouve. J’aurais mieux aimé qu’elle s’ marie avec not’ cousin, qu’à l’ même âge qu’elle et qu’est tout beau aussi, assis en face d’elle, avec une fleur à la boutonnière. Mais i paraît que ça s’ fait pas de s’ marier en famille. Pourtant, j’ l’ai appris à l’école, dans l’Egypte d’il y a très longtemps, la phararon épousait toujours sa sœur. Comme ça la couronne sortait pas de la famille.
Nous, on n’a pas de royaume. J’ai même entendu ma tante, qu’est not’ tutrice, dire que la ferme était typothéquée. Je sais pas ce que ça veut dire, mais au ton de tantine, c’est une catastrophe. J’écoutais derrière la porte, pasque j’aime pas qu’on m’ dise d’aller m’ coucher. Et donc, pour éviter la typothèque, la solution, c’était le mariage d’Eglantine avec monsieur de La Fresnaye, qu’a plein d’sous.
Il est fournisseur aux armées. Mais attention : il fournit pas des fusils pour tuer les gens, il fournit du drap d’ laine pour les uniformes. Il a une usine à Elbeuf, avec 80 ouvriers, j’arrive pas à imaginer ça : ici, on n’est que 72. Bientôt 71 pasque le pépé Fauville va mourir. Dommage, je l’aime bien, i’ me raconte des histoires de quand il était petit…
Hé bin voilà ! J’ai trouvé comment je vais quitter la tab’ sans m’ faire gronder. J’vais d’mander la permission d’ porter des fleurs à pépé Fauville, qu’habite au bas du bourg. Une visite à un mourant, on va pas me r’fuser ça. Et comme pépé Fauville perd un peu la tête, j’ pourrai aussi aller m’ prom’ner toute seule jusqu’à la mare. J’ rest’rai sagement assise à r’garder les grnouilles qui sont si jolies et qui chantent si bien. Mieux que monsieur de La Fresnaye, qui vient de nous casser les oreilles avec une chanson de soldat…

Mai 1998

En 1999, j’imaginais plutôt une énigme policière, découverte très postérieurement :

Voisinage

Enfin la retraite, m’étais-je dit en arrivant à Yport, où je venais de m’acheter une jolie bicoque, près du cimetière. Finie la banlieue, le commissariat miteux, les histoires sordides, les enquêtes jamais bouclées. Je ne voulais plus que cultiver mon jardin. J’étais d’ailleurs en train de semer des graines de lupin quand mon voisin m’attaqua par-dessus la haie. M’attaqua est une façon de parler, car il s’agissait des civilités ordinaires de voisinage : le temps qu’il faisait, les nouvelles entendues à la télé. Je me croyais quitte en hochant la tête pour approuver le ciel bleu, désapprouver les mesures prises par le gouvernement. Le voisin ne bougea pas. Il enchaîna, après un silence : y’a du rififi dans le cimetière. Je souris, à cause du mot rififi, qu’il avait sûrement tiré de la série noire ou de Léo Mallet. Il se crut encouragé : on a relevé les tombes qui ont plus de cent ans, et monsieur Perrin, le chimiste, a trouvé des choses bizarres : des traces de cyanure dans un macchabée. Mon sachet de graines était vidé, je rentrais chez moi. De quoi se mêlait ce chimiste ? Je craignis ma paix vaguement menacée.
Effectivement : monsieur Perrin vint, le même jour, cogner à mon volet – que j’avais pourtant clos comme si j’étais absent, malade, endormi. Yport est un village, je me sentis condamné à ouvrir si je voulais demeurer en bons termes avec mes concitoyens. J’accueillis l’importun, proposant du café. Il s’assit, raconta l’exhumation. Il semblait goûter le morbide, et je pensais que ce n’était pas un hasard si Maupassant avait habité la région. J’écoutais distraitement, décidé à ne pas entrer dans ce jeu. J’espérais la visite achevée. C’est alors que Perrin sortit de sa poche une carte postale reproduisant le tableau d’un repas de noces. Je supputais du désordre dans ses neurones, car je ne croyais pas qu’il y eût un rapport entre les exhumations et l’image d’un moment de bonheur au XIX° siècle. Il désigna un personnage qui, debout, s’essuyant la bouche avec une grande serviette blanche et tenant un verre, trinquait avec la mariée. Mon visiteur m’annonça, théâtral : C’est celui-là, le tibia plein de cyanure. J’ai consulté les journaux d’époque, ils rapportaient que le décès était dû à un malaise, à cause de la chaleur, du repas trop arrosé. Mais il a été empoisonné. Il ajouta, car je continuais à me taire : Faut que vous m’aidiez, pour l’enquête. Je protestai, irrité que je n’étais pas concerné. Il abattit sa dernière carte : que si ! Car s’il y a eu crime, la maison où vous habitez n’appartient pas à ceux qui vous l’ont vendue.
Je compris que mon programme de retraite paisible était fichu, que ce repas de noces à Yport m’empoisonnerait aussi.

Mars 1999

En 2000, j’accompagnais des élèves in situ, devant le tableau, imaginant que cette proximité les inspirerait. A l’exception de deux garçons, les élèves se montrèrent plutôt dissipés. Au point que, gênée par leurs bavardages, je ne pus rien écrire pendant cet atelier. Mais rentrée chez moi, je me défoulais, donnant voix à un personnage du tableau les regardant :

Au musée

Le miracle n’a pas eu lieu : ils ne se sont pas tus. Il m’avait pourtant semblé, quand ils sont entrés dans cette salle, qu’ils avaient une nonchalance propre au repos et donc à l’attention. Ils n’étaient pas en rangs par deux, comme jadis, les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Je les aurais volontiers comparés à une grappe de raisin trop mûre, éparpillant ses grains. Et ils étaient habillés sans distinction de sexe, fondus dans des vêtements sombres, trop larges. Il me parut qu’ils avaient de grands pieds, mais peut-être était-ce dû à leurs étranges chaussures bleues et blanches, probablement orthopédiques.
La plus petite des adultes les accompagnant leur a demandé de s’asseoir sur le sol. Ils en furent étonnés ; sans doute ont-ils l’habitude du confort. Le gardien patientait, son métier n’est plus propice aux siestes digestives depuis cette mode d’emmener les classes aux musées, des plus jeunes aux plus vieux. Les élèves s’intéressent rarement, ce qui leur plaît, c’est d’échapper à l’école, au collège un moment. Ils ignorent la chance qu’ils ont, d’apprendre à lire, écrire, ne pas être obligés de travailler dès leur enfance, comme nous. Moi, à huit ans, je gardais les vaches. Je devais veiller à ce que le troupeau restât bien en ligne dans les chemins creux entre les pâtures, qu’il n’allât pas brouter le blé, les feuilles de betteraves. J’avais une badine, pour l’autorité. Comme plus tard, quand je suis devenu maître d’école. J’ai eu parfois plus de mal avec les enfants qu’avec les vaches, j’avoue. Mais ça semble pire à présent : les maîtres ne sont plus respectés, à peine écoutés, seulement tolérés.
Donc, la petite dame aux cheveux roux les fit asseoir en face de nous, et elle, en face d’eux, elle leur lut deux versions de notre histoire. Elle en avait même une troisième en réserve, à laquelle elle renonça tant ils manquaient de concentration pour écouter. Le gardien semblait apprécier la lectrice, comme nous tous. En général, les conférencières nous ignorent, elles préfèrent entraîner leurs troupeaux vers d’autres œuvres. Albert Fourié, qui nous a pourtant peints si ressemblants, n’aurait pas bonne presse, encore figuratif quand débutait l’Impressionnisme. Nous, nous avons été très contents de notre portrait de groupe, de cette tablée d’un Repas de noces à Yport.
La lecture achevée, au plus grand soulagement de Cindy, la forte tête de l’équipe, la classe fut priée d’écrire. Encore d’autres versions de notre histoire. Je trouvais le jeu divertissant, avec ses changements de rôles, comme au théâtre. J’n ai fait un peu, de théâtre, pendant mon service militaire. Le genre comique troupier, qui n’aurait pas plu aux conférencières, mais qui avait du succès, au front, pour conjurer la mort, défier les obus prussiens… C’est à la caserne, également, que j’ai achevé d’apprendre à lire, à écrire – j’avais commencé seul, avec la bible familiale, en gardant les vaches – La guerre terminée je suis revenu à Yport, pour y être maître d’école. Maître : un si joli mot. Non pas celui qui commande, mais celui qui sait et fait partager son savoir, pour que l’expérience ne se perde pas, et que les générations à venir soient riches de nos mémoires passées. J’ai été sévère, souvent. J’ai même parfois botté le train des paresseux, des insolents, des bagarreurs, et j’ai obtenu des résultats, car j’étais soutenu par les parents. Comme Dieu est une règle de trois – le Père, le Fils et le Saint Esprit – l’autorité des villages était alors tripartite : le curé, le maire, l’instituteur. Moi j’ai cumulé, puisque j’ai été, aussi, le maire d’Yport, trois mandats. Ce jour de juillet 1884, c’est moi qui ai marié Honorine Garet à Louis Paumier. C’est amusant qu’aujourd’hui il y ait eu deux Honorine face à face : la nouvelle épouse, en robe blanche, fleurs d’oranger dans les cheveux, qui trinque avec moi, et la plus jolie des élèves.
Avant d’écrire, ils ont râlé : j’sais pas quoi dire était le credo général. Pourtant, entre eux, ils bavardent sans arrêt. Malgré l’insistance des adultes, il fut impossible d’obtenir le silence. Ce silence dont on prétend parfois : un ange passe, et qui leur aurait permis d’entrer dans le tableau. L’ange, pourtant, a été vu par l’un d’entre eux : David. David, qui, avec sa modeste fronde obstinée de poésie finira par triompher du Goliath obtus que croient former les autres avec leurs moqueries. Je parierais que la petite dame a été aussi beaucoup moquée à l’école, à cause de sa taille. Elle a dû en entendre, des sobriquets, fichés dans son âme comme les flèches dans le corps de saint Sébastien. Et elle n’aura trouvé que ça, pour panser ses blessures : devenir écrivain, dépasser les autres avec des kilomètres de lignes, pour faire oublier les vingt centimètres qui lui manquaient.
J’imagine ? Et alors ? Je n’aurais pas le droit, moi, l’homme dans le tableau , de renvoyer la balle à la petite dame, aux professeurs, aux élèves, priés d’imaginer nos vies ?
Le miracle n’a pas eu lieu : ils ne se sont pas tus, ils ne sont pas entrés dans le tableau. Sans doute prenaient-ils l’expression pour une figure de style : on n’a jamais vu des corps en trois dimensions pénétrer des surfaces plates, sauf en littérature. Mais c’était ça qu’on leur demandait, justement : un peu de littérature, cette baguette magique ouvrant des portes invisibles, sur d’autres mondes…
S’ils s’étaient tus, ils nous auraient entendus. D’abord, le bourdonnement des guêpes, vous savez : ce bruit de l’été, qui met un frisson sur notre peau chaude car nous craignons les piqûres. Ils auraient levé la tête de leurs copies, étonnés, incrédules de surprendre cet affairement en novembre. Ils auraient regardé le plafond du musée, pour y chercher les insectes. Puis ils auraient surpris le vent de la mer, celui qui vient avec la marée, agite les feuilles de l’arbre, secoue la toile tendue dans notre dos pour nous en protéger. Et le vent de la mer aurait pénétré leurs narines, ils auraient respiré très fort ce mélange subtil d’iode, d’huître, d’algues, de sel, de sable mouillé… Ils auraient eu faim aussi, car le vent, passant sur notre table, leur aurait soufflé l’odeur du poulet, toute sa peau craquante d’avoir rissolé au four, dans le beurre ; et le parfum du cidre les aurait fait saliver. Guillaume alors aurait entendu le chien. Celui qui, sous la table, mendie un quignon de pain, un os de volaille, en aboiements discrets ; le chien caché, que Guillaume a vu tout de même, comme David avait perçu l’ange. Et Guillaume se serait levé, approché du tableau. Il aurait soulevé la nappe, se serait coulé sous la table, auprès du chien. Les autres auraient suivi, peu à peu, à leurs rythmes particuliers, selon leurs personnalités, leurs préférences. Les filles auraient pouponné, peut-être, puisqu’il y a un bébé parmi nous. Les garçons se seraient égayés dans la prairie, jusqu’à l’étable. Et à l’heure du couchant rose, nous serions tous descendus jusqu’à la plage, où la mer roule ses galets contre les falaises blanches. Les falaises blanches, couronnées d’herbe grasse, où paissent des vaches et des moutons insensibles au vertige, et qui semblent, si haut, les santons d’une crèche.
Le miracle n’a pas eu lieu. Ils ont repris leur autocar, sont rentrés à Barentin . Une autre fois, peut-être, devant d’autres images…

Novembre 2000

Suivant ma suggestion de personnages hors-champ (sur le modèle de ma cuisinière dans Humeur), David avait donc imaginé un ange, et Guillaume un chien sous la table. Une autre élève, d’un autre établissement, une autre année, imagina aussi de faire parler un moineau, caché dans l’arbre et impatient de descendre manger les miettes sur la nappe. En général, ce tableau remporte un franc succès. D’autant que les élèves sont évidemment autorisés à imaginer des convives désapprobateurs, maussades…

En 2001, je me pris pour la sœur de la mariée :

Couture

Ah, j’suis bin contente de moi, j’l’ai réussi la rob’ d’mariée à ma p’tite sœur. Elle voulait pourtant s’la faire faire à Etretat, chez la couturière qu’habille les parigotes à frou-frou d’la belle saison. Elle se s’rait ruinée et ça aurait pas été un modèle pour nous, qu’on a jamais quitté not’ campagne. J’y avais dit : elle te f’ra trop de tralalas, te mettant des volants partout, que tu s’ras pu toi-même. Au lieu qu’moi, qui t’connais comme si que j’t’avais faite, j’prépar’ai une tenue que t’auras tes aises.
Elle m’écoutait sans broncher, pas convaincue. Mais j’ai trouvé l’argument définitif :si c’est moi qui t’fais ta rob’, tu paieras que l’tissu, pas la façon. T’auras des sous en plus, pour ton voyage de noces. Faut dire que c’te dépense-là, j’avais bien critiqué. Du coup, voyant que je m’rendais sur ce point qui y t’nait ‘core plus à cœur qu’la rob’, elle a cédé : d’accord, Maria, tu m’habilles. On était réconciliées… On a même bien ri pendant les essayages, comme quand on était gamines et sans soucis, qu’on galopait sul’ chemin de l’école. Dire que j’l’ai vue tout bébé, mon Elodie, elle avait pas trois heures. J’rentrais du catéchisme, et j’ai cru que c’était le P’tit Jésus arrivé chez nous.
Nous v’là vingt ans plus tard, elle va quitter la maison, qu’a été si triste une semaine après son arrivée : not mère est morte des fièvres d’accouchée. J’espère qu’elle nous voit à présent, de son escabeau du Ciel. Et j’espère aussi qu’papa, qu’est parti pour faire un discours emboissonné, va pas nous faire pleurer en parlant d’elle… Non, il est su’ d’aut’ rails. Ceux du ch’min d’fer qu’on inaugure aujourd’hui. L’est du parti du progrès, not’ père. Mais moi, c’t’après-midi, j’irai pas les accompagner à la gare pour voir les mariés s’en aller en voyage de noces. Le bruit, la foule, les escarbilles qu’on prend dans l’œil, merci bien. L’progrès d’la locomotive et du charbon, c’est sale, ça sent mauvais. J’parie qu’i’ vont prendre mal entre Etretat et Paris, nos mariés. Moi, pendant qu’la noce ira faire les badauds auprès d’la grosse machine, j’descendrai à la plage, par l’sentier d’la valleuse. Et je m’assoirai su’ les galets, dans l’soleil couchant. R’gardant la mer, j’pens’rai à Denis, que j’aime et qui vogue si loin, en mer de Chine ou du Japon, j’sais même pas exactement. Denis qui r’viendra p’têt, ou p’têt pas. Avec un marin, on n’est jamais sûr de rien…

Février 2001

En 2002, je quittais de nouveau le siècle de Fourié, pour habiter le mien, dans un corps de jeune fille :

Cinéma

J’ai découvert Maupassant très tôt. Pas dans les livres de mes parents. Mais à la télé, grâce à une série de films tournés par Santelli ; C’était si beau, parfois si triste. Je pleurais dans le canapé, entre papa et maman. Et ce jour-là, je me suis dit : moi aussi, plus tard, je ferai du cinéma. Moi aussi je serai une héroïne de Maupassant. Bien sûr, je me le suis dit tout bas. J’avais huit ans, dix peut-être, mes parents n’auraient pas été d’accord pour une carrière artistique. Les parents n’existent que pour couper les ailes de nos rêves, nous mettre des semelles de plomb aux pieds, afin que nous restions bien sur terre. La Terre qui est tellement calamiteuse, à présent…
Quoiqu’ aujourd’hui, il est bien beau, notre pays de Caux, sous le soleil. Et ça y est, j’y suis, comédienne dans un film, incarnant une héroïne de Maupassant. Tout arrive dans la vie si on est obstiné. Je n’ai pas pour autant rencontré mon idole, ce monsieur corse à l’origine de ma vocation. Il est mort. Et je ne joue pas non plus avec Depardieu, qui aurait pourtant eu l’âge et le volume qu’il fallait pour tenir le rôle de mon voisin de droite. Aucun de nous n’a encore son nom en grand sur les affiches. En fait, nous tournons pour des élèves cinéastes du lycée Corneille de Rouen. Toute une classe de première s’affaire autour de nous, avec leurs profs et un caméraman professionnel. Ils sont très gentils, très patients. C’est comme une grande récréation vécue ensemble. Nous sommes à l’intérieur d’un rêve, d’une bulle, dans la chaleur bourdonnante de l’été. Le poulet et la tarte sont en plastique, il y a de la limonade colorée dans les verres, mais le reste est vrai : les arbres, la prairie, ma robe blanche et ma couronne d’oranger, le parfum d’étable, qui se mêle à l’odeur marine, et le bouquet de roses sur la nappe, qui ne va pas tarder à perdre ses pétales. Nous pouvons dire n’importe quoi, car le son sera enregistré en studio, plus tard. Peut-être même que ce sera une scène sans paroles, avec seulement de la musique, la rumeur des vagues, le meuglement d’une vache, des piaillements d’hirondelles. C’est tellement magique, le cinéma…

Février 2002

Mais je ne tardais pas à en revenir à la vraie mariée : celle peinte par Fourié :

Secrets

Mon père s’est levé et nous avons tous applaudi par avance, certains de l’entendre chanter. Mais il a dit :
« - Je sais, je sais : c’est l’heure des ritournelles. Et vous espérez que je pousse la romance, comme d’habitude puisque je suis le seul de la famille à avoir la voix juste. Mais aujourd’hui pourtant, vous n’aurez pas droit à mon répertoire habituel, celui des baptêmes, des communions. Et des épousailles. Aujourd’hui que je marie ma fille, je préfère vous raconter une histoire. Il était une fois, car il est toujours une fois dans les histoires, une seule fois, une fois unique. Il était une fois un marin né à Yport, et qui s’embarqua à Fécamp pour un voyage au bout du monde. Vous m’avez reconnu, n’est-ce pas ? Et vous pensez : le Gustave va encore nous éluger avec son récit de navigation que tout le monde connaît… Croit connaître. Il y a un détail que je n’ai jamais donné. Au bout du monde, j’ai aimé une femme. Oui : avant ta mère, Eglantine. Une femme toute petite, aux yeux bridés, et à la noire chevelure très raide. Je l’ai même épousée. Mais l’amour passe. Et le mal du pays reste. Là-bas je pensais à ici. Et ici, parfois, je pense à là-bas, à ma frêle mariée abandonnée.
Mon père se tut, se rassit. Toute la table était silencieuse, et il semblait difficile de démêler qui était ému, qui était choqué. La surprise était totale. Mon père avait été bigame ! Ma mère l’avait-elle su ? Leur mariage avait duré vingt ans, jusqu’à l’épidémie qui la tua, en même temps qu’elle en emporta tant d’autres… Mon père a dû trop boire, pour se livrer ainsi, le jour de mes noces. Comment, après cela, retrouver notre humeur joyeuse, badine ? Que pense mon mari, assis en face de moi ? Et mes tantes ? Ma belle-famille ? Les garçons de ferme en bout de table ? Et ma jeune sœur, qui ne cesse de gigoter ? A-t-elle compris ? Je dois intervenir. Je me lève, parlant à mon tour :
- Moi aussi, j’ai une histoire. Il était une fois un facteur, à Yport. Il apporta chez nous une lettre avec un timbre étranger. Un très joli timbre représentant un chrysanthème, sur une enveloppe en mauvais papier, granuleux, sale, qui paraissait avoir voyagé longtemps. Ni ma mère ni mon père n’étaient présents à la maison ce matin-là. Et moi je voulais si fort le joli timbre, que j’ai gardé l’enveloppe, sans l’ouvrir. Il est temps, aujourd’hui, de te la donner, papa.
Je me rassis, j’ouvris mon réticule, tendis la si vieille lettre. Le silence était encore plus terrible qu’après le récit de papa. Il tourna et retourna l’enveloppe, comme s’il ne se décidait pas, puis, avec son couteau, il l’ouvrit. Il en tira un feuillet couvert d’idéogrammes. Il pleura, avouant :
- Nous ne saurons jamais la fin de l’histoire car je ne sais pas lire cette langue. »

Mars 2002

Puis je fus aussi un des garçons de ferme, assis en bout de table :

Les cloches

Les cloches ont sonné ce matin. C’était beau. On ne les entend pas souvent, car le village s’est dépeuplé. Il manque d’enfants, l’école a fermé, et il manque de jeunesse, on n’avait pas célébré de mariage depuis très longtemps. Il y a près de dix ans que je travaille dans cette ferme, j’étais encore gamin quand j’ai été placé. A peine plus vieux que la fille de la maison, qui convole aujourd’hui. Je l’ai vue grandir, fréquenter le gars Marcel. Il a eu du mal à obtenir le oui du père, parce qu’il avait moins de terres que not’ maître. Les mariages, c’est pas que des romans d’amour, c’est aussi des histoires de sous. Mais pour cette fois, l’amour a gagné.
C’est sûrement à cause de cette victoire que nous étions tous émus, à la sortie de l’église, quand les cloches ont sonné si joyeusement. On est revenu à pied, par les chemins fleuris d’aubépine. C’était comme avancer dans du parfum, sous le soleil. Et le violoneux précédait Angélique et Marcel ; ça devrait durer toujours, un bonheur pareil… Quand on est arrivé dans la prairie, la table était dressée sous le pommier. On a mangé et bu, trois heures durant. Il me semblait que j’avais toujours la musique des cloches dans les oreilles. Et puis on a attaqué les chansons. C’est juste à ce moment-là que les cloches ont de nouveau sonné. Pas du tout comme ce matin. C’était le tocsin. La guerre est déclarée. Demain, tout à l’heure, le marié et moi, on rejoindra notre régiment. Pour le moment, on est tous pétrifiés, immobiles comme si on pouvait figer le temps, revenir aux minutes d’avant le tocsin. Tous immobiles, comme dans un tableau.

Mai 2002

En 2004, raisonnablement, je m’identifiais à la femme âgée, qui tient un enfant sur ses genoux :

Complicité

Ah comme je suis contente aujourd’hui, d’être à la noce d’Eglantine, la besote. J’croyais pourtant pas la marier, celle-là, avec son caractère difficile.
Y’a pas deux ans, on a marié l’aïnée, celle qu’est dans c’te belle tenue grise aujourd’hui, et dont je tiens le petiot sur mes genoux. Un petiot qu’était déjà si bien commencé que y’a pas eu de robe blanche et que ça a fait vilain avec mon Gaspard. Mais r’gardez-le donc, à c’t’heure, comme il est bien aise. Il en a tout chaud de bonheur, il a enlevé sa veste et m’est avis que le gilet va pas tarder à tomber aussi. Il trinque avec sa fille, il voudrait faire un vrai discours, mais les mots s’embrouillent un peu, moitié à cause de l’émotion, moitié à cause des canons.
Ce fut dur pour lui d’élever ses deux filles sans leur mère, même si moi, la grand-mère, je l’ai assisté comme j’ai pu. Ma bru est morte des fièvres puerpérales, à la naissance d’Eglantine, alors que l’aînée, Elodie, n’avait pas trois ans. Ni l’une ni l’autre ne se souviennent de leur mère, mais Elodie avait une heureuse nature, alors qu’Eglantine a toujours paru en deuil. La maîtresse d’école la trouvait sage. Mais nous, on la savait surtout triste. Et puis, un beau jour, est arrivé ce jeune homme de la ville, en villégiature chez le maire d’Yport, son cousin. Le même moule que notre Eglantine : morose, effacé. Et v’là qu’une tristesse ajoutée à l’autre, ils sont devenus gais. Ah, l’amour, quel mystère !
Moi, avec mon mari, l’amour n’a point duré. C’était un cavaleur. Après la naissance de notre Gaspard il est allé courater ailleurs. Si bien qu’à sa mort, j’ai pas eu vraiment de chagrin. Et je me suis même pas posé la question de savoir si sa noyade dans la citerne était un accident, un suicide ou un crime. Il buvait tellement qu’il a pu tomber et pas pouvoir remonter ; mais je pense pas qu’il se soit suicidé, même s’il avait parfois des chagrins avec ses maîtresses. P’têt qu’un jaloux l’a poussé, ça c’est possible. Paix à son âme en tout cas.
En sortant de l’église ce matin, toute la noce a fait une petite station devant les tombes de nos défunts. On les a présentés à la nouvelle famille d’Eglantine. Ils sont un brin raides, un tantinet guindés, les parents du mari, si gentil avec sa fleur et son ruban à la boutonnière, quasi en face de moi. Ils semblaient tenir beaucoup à la tradition des mariés côte à côte, mais Gaspard et moi, on a tenu bon. Comme pour le bouquet. Ils le voulaient blanc, comme la robe et la couronne d’oranger. Mais on a eu gain de cause quand on leur a expliqué que les fleurs rouges venaient d’un rosier planté par la maman des deux filles. Eglantine leur a dit, avec son plus beau sourire : c’est pour que ma mère soit un peu présente aujourd’hui. Je sais pas si elle nous entend d’où elle est, mais si elle existe encore quelque part, elle doit être aussi heureuse que moi. Même si elle trouve notre Gaspard bien braillard avec ses chansons. Le poulot a envie de faire la sieste, et la nièce du marié s’ennuie ferme, pauv’ tite gamine. Je vais me lever, sous prétexte de coucher le petit, comme ça tout le monde pourra aller se dégourdir les jambes jusqu’à la valleuse, le bord de mer. Et les mariés sauront disparaître en douce. Ils doivent avoir envie d’être un peu seuls, après tout ce tintamarre, et cette ventrée qu’on s’est mis à table. Allez, debout !…

Janvier 2004

Mais je ne résistais pas longtemps à en revenir au rôle principal :

Lettre

Mon bien-aimé,
C’est fait : je suis mariée. Je te l’annonce sans ménagement aucun car je sais que ma lettre doit être vite écrite. Comme je sais qu’elle mettra longtemps à te parvenir, et que, peut-être, ce temps passé te permettra, sinon de m’oublier, au moins de m’aimer un peu moins.
Me concernant, hélas pour moi, mon amour est intact. J’ai cru follir quand tu as dû repartir en mer. Je gardais pourtant l’espoir de ton retour. Tu avais promis. Et peut-être tiendras-tu parole. Mais il sera trop tard puisque je ne suis plus libre, depuis ce matin. J’ai fait ce qu’on appelle dans nos campagnes un beau mariage. Il est aussi riche que tu étais pauvre, et assez vieux pour que j’espère être veuve avant dix ans. Et, surtout, il acceptera comme sien l’enfant que tu m’as fait. Là réside en effet la raison de ces noces étranges. Je n’avais guère le choix que de dire oui ou de me jeter dans la mare.
Il a fait très beau, ce jour de juillet 1884, et la table du repas a été installée dans la prairie. Tout le monde paraissait gai, ou faisait semblant. Certains connaissent mon état, bien qu’il ne soit pas encore visible ; d’autres l’ignorent. Ils ont tous bien mangé, beaucoup bu et se sont, à cette heure chaude de l’après-midi, dispersés pour faire des siestes, dans l’ombre des chambres, derrière les volets clos, ou dans la paille des granges. Mon mari ronfle à faire éclater les murs. Moi, furtivement, dans la soupente d’Adèle, je t’écris cette lettre. La dernière, mon amour. Si jamais tu reviens, s’il te plaît, ne te montre pas à notre grille, ne tente pas d’approcher l’enfant, laisse-moi bercer mon chagrin, sans y ajouter le trouble de te revoir.

Février 2004

Je fus également le frère du marié :

Querelle


Il souffre, Albert, je vois bien. Sous prétexte qu’il a un bon coup de pinceau, ils ont tous insisté pour qu’il fasse une toile de la noce. Résultat : il a sauté l’apéritif, et il doit être encore plus affamé que nous. Moi, je sais ce que c’est, de peindre, je l’ai assez souvent observé dans son atelier ou sur le motif. D’abord, y’a le moment de la concentration, qui peut être rapide, ou très lent, selon l’humeur, le temps, la fatigue, la migraine ou les maux d’estomac toujours possibles. Pour la concentration, aujourd’hui, c’est forcément nul, vu qu’il est le marié. Il a bien autre chose à penser que de tirer ce portrait de groupe. Et ça ne se fait pas si vite, un pareil tableau. Il va juste faire un dessin préparatoire. Qu’ils voudront voir. Qu’il ne voudra pas montrer pour ne pas les décevoir, c’est parfois sec, aride, un dessin préparatoire. On risque de tourner à l’affrontement. D’ailleurs, tous les convives fatiguent déjà à rester immobiles. Surtout le père de la mariée, debout sur ses varices. Je vais intervenir :
« - Oh, Albert, il fait encore soif, et faim.
Il ne se le fait pas dire deux fois, range son matériel, se dirige vers la maison pour le mettre hors de portée des indiscrets. Lalie se lève, se prenant quasi les pieds dans sa robe de mariée. Elle crie :
- J’veux voir ! J’veux voir !
Ils sont à présent invisibles dans la maison. Mais le ton semble avoir monté, même si on ne comprend pas leurs mots. Nous parlons tous très fort pour couvrir ce qu’il faut bien nommer la première dispute des jeunes mariés. Deux heures après la cérémonie, c’est sûrement un record…. Ah, la porte se rouvre. Mais ce n’est que la cuisinière. Elle ne sourit plus comme au moment de notre arrivée. Elle est très rouge, et tient son tablier sur le bras. S’adressant au père de Lalie, elle annonce :
- Ce sera sans moi, not’ maître. A tant faire attendre, les plats sur la table sont froids, ceux dans le four sont brûlés . Et Lalie a jeté le pot de crème à la figure d’Albert ; le pot de crème que je devais monter en Chantilly pour accompagner les framboises.
- J’y vas, dit Fernand, mais je vous interdis de partir, Augustine.
Il disparaît. La cuisinière remet son tablier, demande à la petite Julie de lui nouer les boucles dans le dos. Je propose de couper le gigot, histoire de prouver que le repas aura bien lieu. J’en suis à la dernière tranche quand les mariés et le chef de famille reparaissent. Ils semblent réconciliés. Fernand annonce :
- On mange, et Augustine aura un petit supplément pour sa patience, ça vous va t’i ?
C’est une ovation. Et pendant que tout le monde se déplace, se sert, se replace, Albert me souffle à l’oreille :
- Y’aura jamais de tableau, j’ai déchiré le dessin.
Je hausse les épaules, impuissant :
- Tu seras jamais dans un musée, mon pauv’ frère, mais c’est pas le plus important ; t’as une p’tite femme mignonne, prends en soin »

Mars 2007

Quand j’ai écrit ce texte, au gîte de La Sansonnette, en compagnie d’élèves venus de Montbéliard, ce Repas de Noces à Yport n’était plus au musée de Rouen. Il était parti outre Atlantique. Et j’avais eu la surprise – je devrais même dire le saisissement tant mon émotion fut grande – de l’apercevoir, lors d’un journal télévisé, derrière notre ministre de la culture, inaugurant un musée de Louisiane, que la France avait restauré, et auquel elle avait prêté des œuvres …

J’écrirai probablement encore d’autres textes à partir de ce tableau car je compte bien continuer à animer des ateliers d’écriture (avis aux enseignants…).
Et j’ai en réserve un projet de pièce théâtrale le concernant (avis aux metteurs en scène, aux comédiens. Pourquoi pas aux cinéastes ?)

C’est fait : j’ai eu une nouvelle idée concernant ce tableau. Idée qui se rapporte à son voyage en Louisiane. Mais on ne trouvera pas ce texte ici : je l’ai mis dans la rubrique Les Enquêtes de Galuchat, sous le titre Cuisine épicée.

 

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